MC93 Bobigny
2008

Scénographie et vidéo : Chantal de La Coste-Messelière
Musique : Lionel Pierres
Lumières : Pierre Setbon
Montage et dispositif vidéo : Etienne Dusard
Assistante à la mise en scène : Amélie Loudin
Web : Agnès de Cayeux et Stéphanie Cléau 

Et dans les Ateliers d’écriture des habitants de la Seine-Saint-Denis

Episode 1
Sur scène Mylène Cala, Aurélie Clonrozier, Marion Morvan, Jacques Pieiller ainsi que André Boudic

Episode 2
Sur scène Mélanie Couillaud ainsi que Nicolas Bigards et André Boudic

Episode 3
Prologue Au fil de l’eau, Sur la péniche
Lecture de textes de Philippe Adam par lui-même.
Sur scène Mylène Cala, Aurélie Clonrozier, Mélanie Couillaud, Marion Morvan, Jacques Pieiller, Lionel Pierres 

épisode 1

La zone est peut-être un système très complexe de pièges… je ne sais pas ce qui s’y passe en l’absence de l’homme, mais à peine arrive quelqu’un que tout se met en branle… la zone est exactement comme nous l’avons créée nous-mêmes, comme notre état d’âme… je ne sais pas ce qui se passe, ça ne dépend pas de la zone, ça dépend de nous.
in Stalker de Andreï Tarkovski 1979

Poétique et usage de la lenteur. Et si, au moins pour un temps, juste une fois, une fois seulement, on essayait de s’y prendre autrement. Adopter un autre régime, une autre vitesse, une autre forme. L’expérience que nous avons menée la saison dernière autour de Barthes, le questionneur nous a obligé à repenser l’espace-temps théâtral comme autant de fragments d’un lieu à reconstruire par un public lui-même appelé à y revenir. Un goût de la chronique est née de ces rendez-vous où le suspens de la question répétée incite la sensibilité à se révéler progressivement avec la ténuité des riens du monde. De cette écriture que Barthes identifiait à une «forme douce» s’est imposé à nous un autre dispositif scénique : qu’est-ce que serait une forme douce au théâtre ? Ce sont donc trois rendez-vous sur la saison auxquels nous convions le public, pour trois chroniques scéniques. Le principe même de la chronique est qu’elle accueille un temps subjectif qui s’écrit au dernier moment à partir des intensités d’une topographie sensible. La lenteur accomplira le plan de ces tracés scéniques d’un réel saturé d’entêtantes excitations sans cesse sollicitées par le parasitage invisible d’une agitation de fond. Ni journalistiques, ni documentaires, elles invitent à ressaisir ce qui ne va pas, à contre-courant d’une grille de sens globale jusqu’à, en• n, sentir le rythme des cités, à côté de la grande cité, le long d’un trajet sur le canal qui mène de la Bastille au Bd Lénine. Et le faire en bonne compagnie, en invitant des artistes, des penseurs, des écrivains, des habitants de la Seine-Saint-Denis, à marcher, à flâner, à jouer, à écrire, avec nous.

 

épisode 2

Il n’est pas de Paris, il ne sait pas sa ville, celui qui n’a pas fait l’expérience de ces fantômes, nous dit Jacques Yonnet. La fête, le divertissement, la consommation agissent aujourd’hui comme autant de trompe-la-mort, et ont plongé la ville dans un chaos festif et touristique, la transformant ainsi en espace de loisirs. C’est oublier un peu vite que la mort elle-même fut un spectacle très prisé. Installée encore au début de siècle sur le lieu même où, l’été, les berges nous offrent les corps chauds et flasques de Paris-Plage, la morgue de Paris offrait à un public nombreux et variés, parisiens ou étrangers (même les enfants étaient admis) les corps froids et raides étendus sur les dalles de pierres inclinées derrière une vitre. Chaque semaine, des suicidés, surtout des femmes, étaient retirés de la Seine et du canal. Il suffit parfois d’un fait divers : un médecin légiste qui avait trouvé si beau et si énigmatique le visage d’une jeune fille repêchée dans la Seine qu’il avait demandé à un praticien d’en prendre l’empreinte et d’en faire un masque. Ainsi naît la légende de l’Inconnue de la Seine, appelée aussi La Vierge du Canal de l’Ourcq.
La ville, par ses fantômes, produit aussi sa propre mythologie. Non celle qui fonde une origine, mais celle qui crée la légende avec sa part de fantastique et de fantasmagorie. La scène, le temps d’une chronique, fera remonter des eaux lourdes de la Seine, et du canal de l’Ourcq, ces visages inconnus qui affleurent à la surface de nos rêveries citadines.

« … Ces gens, ils viennent directement de leurs villages africains. Or, la ville de Paris et les autres villes d’Europe, ce ne sont pas des villages africains. Par exemple, tout le monde s’étonne : pourquoi les enfants africains sont dans la rue et pas à l’école ? Pourquoi leurs parents ne peuvent pas acheter un appartement ? C’est clair, pourquoi : beaucoup de ces Africains, je vous le dis, sont polygames. Dans un appartement, il y a trois ou quatre femmes et 25 enfants. Ils sont tellement bondés que ce ne sont plus des appartements, mais Dieu sait quoi ! On comprend pourquoi ces enfants courent dans les rues.» Novembre 2005, Hélène Carrère d’Encausse.

L’Histoire ne repasse pas les plats, mais les mythes, eux perdurent et sont tenaces : on voit ainsi renaître de loin en loin les mythologies anciennes des Barbares aux portes de la Cité.

Juin 1848, une révolution, évoquée en quelques lignes dans les manuels scolaires, née dans des quartiers de Paris à forte densité « immigré » : ils viennent du Nord, de Lorraine, du Massif central. Ils sont portefaix, manœuvres, porteurs d’eau, ils sont maçons, souvent originaires de la Creuse, vivant entassés à dix par chambre dans une saleté telle qu’ils ont, dit-on, apporté le choléra à Paris. On dit qu’ils sentent mauvais, qu’ils sont paresseux et voleurs, qu’ils ne parlent même pas français, qu’ils prennent le travail des vrais Parisiens en ces temps de crise et de chômage. Le mot de « barbares » fut même employé lors d’un débat à l’Assemblée Nationale.

Novembre 2005, dans ce qu’on appelle les « quartiers ». Il n’y aurait pas beaucoup à changer dans cette description de l’image qu’a notre société des « banlieues ». Ils ne viennent plus du Massif Central ou de la Creuse, mais sont les descendants d’autres courants d’immigration : le Maghreb, l’Afrique… Et les « barbares » sont devenus la « racaille».
On se gardera bien ici de rapprocher la révolution de 1848 avec les émeutes de novembre 2005. Mais l’image de l’émeutier, masse informe, mouvante, menaçante et criminelle, elle, suscite toujours cet effroi car elle échappe à notre compréhension.
Comment définir cette émeute en tenant compte des représentations dont elle fait l’objet ? Notre société de l’information et de la communication ne semble pas pouvoir nous permettre une idée plus juste de ce qui s’est passé, d’en comprendre les mécanismes et les pratiques. Bien au contraire, les médias ne furent, en fait, qu’une immense chambre d’échos à ce fantasme collectif du « barbares aux portes de nos cités ». Sommes-nous donc condamnés à ne vivre les événements que sous le régime du mythe ?