MC93 Bobigny
février – mars 2006

Texte Falk Richter
Traduction Anne Montfor

Avec Aurélia Petit, Sophie Rodrigues

Scénographie, images : Chantal de la Coste Messelière
Lumières : Pierre Setbon
Musique originale : Abstrackt Keal Agram
Photo : Jacquie Bablet

Est-ce que je vais passer le reste de ma vie comme ça, tous les sens en état d’alerte, en état de choc, où tout, le moindre bruit, est net et précis, et où ma vie coule hors de moi.
Bibiana – Nothing Hurts

Une réalisatrice de films et une journaliste se rencontrent : deux femmes, deux corps, un choc violent. Deux actrices s’empareront de ce texte fort pour rendre à la fois le burlesque et le tragique, le drame et le mélodrame que l’auteur, Falk Richter, utilise pour nous faire pénétrer dans cette relation faite d’émotions partagées, de silences, de recherche d’identité, d’impossibilité à dire, et donc à éprouver, les passions contemporaines dans un monde où le réel et le virtuel s’entrechoquent. Les deux héroïnes, la cinéaste Sylvana et la journaliste Bibiana proposent une nouvelle “pathétique” dans laquelle les actes remplacent les mots, où les petites choses : cartes de crédit, de parking, d’abonnement à tout et à rien, marquent plus nos identités que les grandes choses, les grandes passions humaines considérées jusqu’alors comme fondamentales. Les corps des acteurs deviennent de véritables “corps pensants”, moteurs d’un théâtre où les mots doivent être véritablement, et parfois violemment, incarnés. Dans ce monde nouveau, il est possible de dire tout et son contraire, d’être à la fois homme et femme, de jouer et d’être sincère… Entre réalité et fiction, vrai et faux, nous sommes invités à nous confronter à ce monde qui nous entoure aujourd’hui et à la nature nouvelle de nos relations émotionnelles. Comme ses contemporains Marius von Mayenburg ou Roland Schimmelpfennig, Richter tente de débusquer ce nouvel ennemi masqué et protéiforme qu’est la pensée unique libérale sur un terrain où on ne l’attendait pas, c’est-à-dire au plus profond de nos comportements amoureux, de nos désirs, de nos peurs, de nos impuissances.
Son théâtre intègre au coeur même du texte la problématique du réel et du virtuel, il en est même un des ressorts essentiel. Depuis l’invention de l’amour courtois , l’homme n’a cessé d’inventer de nouveaux outils venant se substituer au corps : un érotisme que l’on appelle virtuel, on se fabrique des outils pleins de sons, de récits, de liens, de connexions, de prothèse constituée comme autant d’écrans périssables mais toujours renouvelés. Ainsi, le dispositif vidéo du spectacle, fait de films et de photos, réinvente un espace et un temps, puisque les personnages ne sont plus tout à fait ici et maintenant : images du double qui font qu’elles se voient dans d’autres situations, autant d’impressions de dédoublement ou de dépossession de soi qui font croire que les situations fantasmées ont été réellement vécues.
De la même manière, les deux compositeurs du groupe Abstrackt Keal Agram composeront la musique : un univers sonore au cours des répétitions en interaction avec les propositions des comédiennes, évoluant tout au long du travail de recherche scénique. La vidéo et la musique auront donc une place prépondérante, sans pour autant se substituer aux comédiennes.

Falk Richter : pour une poétique de l’actualité

Falk Richter mêle, au coeur même de ses textes, les plus sombres et les plus ancestrales passions de l’homme, et une vision contemporaine de nos conduites. Il ne s’agit pas ici de revisiter l’amour, la vie, la mort, à l’époque de leur reproductibilité technique, et d’en tirer un constat accablant, voire inquisiteur : son écriture inscrit en ellemême cette nouvelle pathétique, cette nouvelle manière que nous avons de nous émouvoir. À ceux qui croient encore que le théâtre est le dernier sanctuaire des passions humaines fondamentales, Richter oppose et nous propose un traité des passions contemporaines. Les nouveaux média ne sont pas là au service d’un propos, mais sont au coeur même de sa dramaturgie. En effet, il ne s’agit nullement d’une profession de foi de l’auteur en faveur des nouvelles technologies, mais de leur nécessaire prise en compte dans notre paysage médiatique, artistique et mental.
Richter oppose les possibles, tous les possibles que peuvent fabriquer les nouvelles technologies, et l’apparente difficulté qu’ont les protagonistes à exprimer leurs émotions. Finalement, nous vivons une forme de révolution, où la technologie rend les choses possibles sans avoir à les vivre. À l’heure même où les théories de la connaissance intègrent le “tournant linguistique”, Richter lui, rend étranger le corps qui l’a vu naître. Rappelons-nous la phrase emblématique de Jurieu qui, dans La règle du jeu, résumait son exploit par : “ce n’est pas moi, vous savez, c’est le matériel”. La critique de Richter s’applique non sur les nouveaux médias en euxmêmes mais sur l’usage et le mésusage qui en a été fait, de notre aliénation vis-à-vis de ceux-ci.
Et c’est entre surface et profondeur que travaille Richter, faisant du corps des protagonistes une surface sensible où vient s’inscrire l’impossible discours amoureux.
Quand la parole vient à manquer, à mesure que les mots font défaut ou redeviennent abstraits, les actes prennent le relais. Seulement, comment être à la hauteur de la violence des sentiments quand les mots semblent nous manquer ? Les corps des deux protagonistes portent les stigmates des limites du langage qui est le leur. Je ne peux dire : “je t’aime”. Ne pouvant l’exprimer, comment puis-je encore l’éprouver ? Le passage obligé par la peau, par le corps et les atteintes corporelles, est alors proportionnel aux blessures de l’âme. Le corps devient la surface sensible d’une nouvelle pathétique.
Nos deux personnages sont coincés entre du trop de réel et du trop de virtuel. Il n’y a pas de pire, ou de meilleure critique de la réalité que la réalité ellemême. La rencontre de l’autre ne peut se faire que dans une extrême violence, que dans la collision. Le “crash” est seul à même de marquer les corps, de marquer les chairs, et partant de là, les esprits.